Cet article est une archive publiée à l'origine sur Medium, le
22.1.2020
Il est présenté ici à titre historique et peut ne pas refléter les dernières informations disponibles ou les pratiques actuelles.
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Comment réconcilier les journalistes avec la mesure d’audience : l’expérience de Contexte

Depuis que j’ai commencé à travailler sur le Web en 2007, la mesure d’audience a toujours été un casse-tête pour les sites d’information où j’ai eu la chance de poser mes guêtres.

Les modes, les concepts et les outils qui se sont succédés au sein des médias en ligne n’ont pas toujours convaincu. Le constat vaut pour l’austère Google Analytics, qui domine toujours le marché, comme pour le sexy Chartbeat, dont les compteurs en temps réel ont rendu accros bien des rédacteurs en chef. Sans oublier Parse.ly, ATinternet et bien sûr les rapports proposés par Facebook, Twitter ou YouTube aux médias présents sur ces plateformes.

À Contexte, notre approche a été un peu différente. Les chiffres de fréquentation sont bien collectés par des outils externes (notamment Google Analytics et Salesforce), mais nous avons vite senti le besoin de nous approprier davantage les données ainsi disponibles.

Notre expérience montre qu’ils ne contiennent pas forcément de vérité cachée qui bouleverserait notre façon de pratiquer le journalisme. Mais ils peuvent servir à démarrer des conversations pertinentes au sein de l’équipe, et ont le mérite de placer les lecteurs au centre de la discussion.

Des tableaux de bord personnalisés pour s’approprier les données

Cette approche passe par la création de tableaux de bord personnalisés, ce qui permet d’aller au-delà des comptes-rendus proposés par défaut en ne gardant que les chiffres vraiment utiles, en adoptant une présentation plus efficace.

Voilà par exemple comment s’affichent les mesures principales d’audience mis à la disposition des journalistes :

L’idée est de répondre à la question « Avons-nous fait une bonne semaine ? », en mettant en regard les chiffres bruts avec ceux de l’an dernier et avec la moyenne hebdomadaire annuelle.

Faire long, le péché mignon des journalistes

Mais on peut utiliser la même logique pour s’intéresser à des points beaucoup plus précis. Le cas s’est posé avec la longueur des briefings, les newsletters quotidiennes de Contexte. Ces séries de brèves soigneusement travaillées sont plébiscitées par nos abonnés pour la qualité de l’actu proposée, mais aussi pour leur concision.

Sauf que ceux qui ont déjà fréquenté une rédaction savent que les journalistes ont (presque) tous un péché mignon : ils ont tendance à faire trop long. Il y a toujours une info importante à rappeler, une incise possible, un complément qui irait bien. Le risque, c’est que le texte envoyé chaque matin s’allonge un peu trop au fil du temps.

Pour éviter ça, nous avons mis au point un autre tableau de bord, qui suit l’évolution du nombre de brèves dans chaque édition, la longueur moyenne d’une brève et la longueur totale des briefings. L’objectif n’est pas de clouer au pilori les rédacteurs qui dépassent la barre – il y a parfois de très bonnes raisons de faire un peu plus long – mais bien de garder un œil sur le produit proposé aux lecteurs.

Plus récemment, nous avons repensé un autre outil important pour la rédaction : celui qui mesure la performance de chaque article publié. Et pour s’attaquer à cette refonte, nous sommes partis d’interrogations simples, mais qu’on oublie trop souvent de se poser.

  • C’est quoi, un article de Contexte qui a “bien marché” ?
  • Quels objectifs souhaitons-nous atteindre quand nous en publions un ?
  • Et quels chiffres permettent de dire si ces objectifs sont atteints ?

(Ce point de départ fait écho à la démarche de nos confrères du Temps, en Suisse, qui expliquent se poser une question basique chaque matin avant de commencer leur travail : « À quoi va servir mon article ? »)

Quatre critères de succès pour chaque article publié

Après un peu de remue-méninges, nous avons défini quatre critères mesurant le succès d’un article publié :

  • il a été lu par beaucoup de nos abonnés ;
  • il a convaincu des non-abonnés à prendre un abonnement d’essai ;
  • il a bien circulé sur Twitter et sur LinkedIn, deux réseaux sociaux prioritaires pour Contexte ;
  • il a été souvent mis en lien ailleurs sur le Web, dans des « sites référents ».

Chacun de ses critères est noté de 1 à 4. Pour les matheux parmi vous, ce chiffre correspond au quartile dans lequel se trouve l’article, quand on le compare aux autres articles récemment publiées dans la même rubrique. Par exemple, un article qui est dans les 25% les plus lus par les abonnés aura une note de 4/4 dans ce domaine.

Ces quatre scores sont ensuite moulinés pour donner une note globale pour l’article. (Pour les non-matheux parmi vous, prenez une aspirine et continuez la lecture, ça va s’arranger.)

Comment représenter efficacement cette notation basée sur des critères multiples ? Nous avons choisi des graphiques radar :

Le message est simple : plus le quadrilatère bleu est grand, plus l’article a eu de succès. L’avantage, c’est qu’il y a plusieurs façons d’avoir du succès. Ainsi des articles dits « serviciels », qu’on peut retrouver sur la page « Les ressources de Contexte », : ils n’attirent pas forcément l’attention sur Twitter (le score « social » sera faible), mais se rattrapent parce qu’ils sont mis en lien par d’autres sites, comme les services documentation d’entreprises ou d’universités (le score « autorité » sera élevé).

Autre innovation récente : en plus des tableaux de bord déjà évoqués, les chiffres hebdomadaires les plus importants sont communiquées chaque semaine sous la forme d’une alerte automatisée diffusée sur Slack, notre outil de communication interne. Un moyen de tenir tous les journalistes au courant, même ceux qui manquent de temps pour plonger dans les rapports.

Pendant ce temps, au Canada

J’ai eu la chance de pouvoir présenter ces nouveaux outils début janvier à Tunis, lors d’un atelier organisé par Inkyfada, un média tunisien remuant et innovant. Parmi les participants, des journalistes et développeurs du Maghreb et du Proche-Orient, mais aussi des experts du Globe and Mail, quotidien canadien anglophone, et de Nikkei, quotidien économique japonais.

Le média de Toronto attribue lui aussi une note globale pour chaque article publié, le « Sophi Score ». C’est aussi le nom de la solution de mesure d’audience qu’ils proposent désormais à d’autres médias. Mais leurs calculs sont bien plus sophistiqués que ceux pratiqués à Contexte – il faut dire qu’ils y travaillent depuis sept ans.

Ils visent à intégrer finement toutes les façons de « créer de la valeur » avec un contenu journalistique : affichage de publicités, recrutement d’abonnés, rétention des abonnés existants, visibilité du média sur les réseaux sociaux…

La recette de Sophi prend aussi en compte le degré d’exposition dont a bénéficié l’article étudié : s’il a reçu beaucoup de visites mais est resté longtemps en haut de la page d’accueil, là où beaucoup de visiteurs peuvent le voir, son score ne sera pas forcément aussi élevé qu’un article moins populaire mais présenté dans des pages à moindre visibilité.

Cet ajustement permanent, qui concerne aussi la mise en avant sur les réseaux sociaux, permet de résoudre un des biais les plus courants de la mesure d’audience des médias en ligne : si cet article a bien marché, est-ce grâce à ces qualités propres, ou tout simplement parce qu’on en a fait une forte promotion ?

Une « étoile du Berger » qui fixe le cap à suivre

Gordon Edall, directeur du Globe Labs, se souvient du moment où la rédaction s’est finalement abandonnée dans les bras de Sophi :

« On a montré le top 10 des articles affiché sur Chartbeat, et, à côté, celui proposé par Sophi. Ils étaient très différents, et le classement de Sophi correspondait bien plus à l’offre éditoriale que l’équipe a envie de fabriquer et de défendre. »

En faisant le choix de Sophi, le Globe and Mail s’est doté d’une « étoile du Berger », qui sonne le cap à suivre à toute l’équipe. Ainsi, des thèmes ne sont plus traités par les journalistes, leur performance étant trop faibles – du temps gagné pour mieux parler du reste.

Au passage, ce score (et sa prédiction) sert de base à l’organisation automatique des articles dans les pages de rubrique et certains espaces de la page d’accueil ; les lecteurs n’ont pas vu la différence avec le classement proposé par des humains, assure Edall.

Sept conseils pour tirer parti de vos statistiques

De ces expériences, je tire une série de leçons qui peuvent être utiles à tous ceux qui veulent travailler plus intelligemment avec les données disponibles des mesures :

  • Commencer par définir ses objectifs, et pas par choisir des mesures à suivre. Il existe une infinité de chiffres disponibles autour des contenus que vous publiez, seuls ceux qui correspondent à votre modèle économique et à votre offre éditoriale méritent votre attention.
  • Développer ses propres outils, quand les services existants ne mettent pas en avant ce qui est pertinent pour vous, ou quand vous vous posez des questions auxquelles ils ne répondent pas.
  • Une feuille de calcul peut suffire. Pas besoin de s’abonner à un service payant si vous pouvez retrouver l’information pertinente via des outils gratuits ou leurs équivalents issus du logiciel libre (Matomo par exemple). Je trouve l’extension Google Analytics pour Google Sheets assez bien fichue, tout comme le module Python dédié.
  • L’important est d’en discuter : les graphiques et tableaux de bord ne détiennent pas toujours une leçon secrète qui va transformer votre façon de travailler ou votre modèle économique. Mais ils peuvent apporter une partie de la réponse à des questions que vous vous posez.
  • Rester prudent : il y a beaucoup de façons de se tromper quand on essaie de tirer les leçons de ses analytics. Exemple classique : si le temps moyen passé sur un contenu est bas, ça ne veut pas forcément dire que ce dernier n’intéresse pas les lecteurs, mais c’est peut-être parce qu’ils ont trouvé rapidement l’information qu’ils cherchaient.
  • Privilégier les indicateurs sur les chiffres bruts. « Cet article a reçu 1 500 visites » est une information intéressante, mais moins que : « Cet article a reçu trois fois plus de visites que la moyenne dans cette rubrique. »
  • Se méfier des pics, préférer les compromis. Un afflux soudain de trafic, c’est toujours bon pour le moral, mais s’il ne débouche pas sur une hausse des abonnements ou des revenus publicitaires, il ne sert pas à grand chose. Il est souvent préférable de surveiller deux ou trois compteurs combinés, plutôt qu’un seul.