« Organe professionnel d’autorégulation, indépendant de l’État », le CDJM pourra être saisi par le public ou s’auto-saisir. Sa mission : évaluer pour chaque cas si la méthode journalistique employée est conforme aux normes déontologiques de la profession. Il ne pourra pas prononcer de sanction et se contentera d’émettre des avis. Ces avis pourront concerner n’importe quel “acte journalistique”, quel qu’en soit le média, qu’il soit adhérent au CDJM ou non. Le conseil d’administration, qui votera in fine les avis, est composé de trois collèges égalitaires (journalistes, éditeurs, public).
Le journaliste n’est pas un quelconque marchand de services. Il est, à l’instar du médecin envers son patient ou de l’avocat vis-à-vis de son client, dépositaire, à l’égard du citoyen, d’une certaine « éthique de la vérité ». Et l’on pourrait être tenté de croire que ce devoir moral, mué en normes juridiques dans certains cas (les abus de la liberté d’expression sanctionnés par la loi du 29 juillet 1881), se traduit également en normes déontologiques, soit en un ensemble de « devoirs être » commun à l’ensemble de la profession.
Sabrina Lavric, Maître de conférences, Droit privé et sciences criminelles
Or ces normes déontologiques sont aujourd’hui non opposables. Il existe plusieurs textes de référence (Charte de Munich, Charte mondiale d’éthique des journalistes, Charte d’éthique professionnelle des journalistes), mais aucune instance n’a pour fonction de les interpréter pour évaluer des cas d’espèce.
Conséquence ? Quand un journaliste ne respecte pas les normes déontologiques de base du métier, que sa chaîne hiérarchique est défaillante, personne n’a la légitimité de le lui dire. S’ensuit une cacophonie dont aucune voix ne s’extrait, un concert dissonant de “ma déontologie est meilleure que la tienne”. Le public est témoin de ces batailles sans fin, qui installent l’idée que “tout se vaut”, qu’on ne peut faire confiance à personne.
Nous, professionnels de l’information, devons montrer au public qu’il existe bien des normes déontologiques dans l’exercice du journalisme, c’est-à-dire des “devoirs minimums exigibles”. Pour cela, il faut nous organiser pour qu’il existe une voix possédant une autorité morale particulière. Le journalisme, en tant que norme déontologique professionnelle, n’a jamais été aussi utile qu’en ces jours de fake news. Mais ceci n’est vrai que si une voix crédible peut dire : ce journalisme-ci respecte les standards déontologiques, celui-là non.
Je rêve du jour où on ne me dira plus, comme cela m’est arrivé plusieurs fois, “Contexte, ce n’est pas du journalisme, c’est un travail vraiment sérieux.”
Avant Internet, la technologie réservait aux professionnels la diffusion en masse d’information. Dans un kiosque, vous n’aviez accès qu’à du contenu journalistique — quand les moteurs de recherche mélangent sans distinction l’ensemble des producteurs de contenus. À la télévision, vous ne pouviez voir que des chaînes sélectionnées par le CSA — quand les plateformes de vidéos donnent accès à toute production vidéo qui le souhaite. Même chose pour les radios avec l’éclosion des podcasts.
Plus rien ne distingue aujourd’hui “l’information”, au sens exigeant du terme, c’est-à-dire des contenus dont la production obéit à des normes professionnelles déontologiques établies, de l’expression libre, n’obéissant à aucune norme déontologique.
La fin de cette distinction crée un défi nouveau pour nos démocraties. Le niveau déontologique moyen des contenus circulant dans l’espace public décroît. Le risque de manipulation de l’opinion publique augmente.
Une réponse consiste à recréer une distinction entre les contenus. Si toute expression est libre, toute expression n’a pas la même exigence déontologique.
Le CDJM va permettre un dialogue entre toutes les parties prenantes, qui n’est pas possible aujourd’hui faute d’une instance adéquate. Les travaux préparatoires, qui ont duré plusieurs mois, l’ont illustré, en regroupant syndicats de journalistes, collectifs de journalistes d’investigation, des sociétés de journalistes, fédérations professionnelles d’éditeurs de presse, d’agences de presse ou de radios, ou membres de la société civile.
Aujourd’hui, les débats sur les pratiques existent, mais se déroulent quasiment exclusivement à l’intérieur des rédactions. Parfois, dans des syndicats, ou des collectifs de journalistes. Quand un journaliste s’interroge sur la meilleure manière de gérer une situation, il n’a aucune instance connue à laquelle demander conseil. Les questions déontologiques sont complexes. En discuter avec des tiers, connaisseurs des enjeux du métier et dénués d’intérêt, est précieux. Dans la courte vie de Contexte (6 ans), j’aurais apprécié pouvoir demander conseil sur plusieurs cas.
La déontologie journalistique doit sortir du piédestal naturel que la technologie papier lui offrait. Confort apparent et dangereux, dont nous payons aujourd’hui le prix. Internet a rebattu les cartes. En donnant au public l’accès direct à d’innombrables sources et une capacité à publier par lui-même, Internet lui a donné le pouvoir d’interroger les journalistes sur leurs pratiques. Un retour en arrière n’est pas possible — et pas souhaitable. Le public ne comprendrait pas d’être exclu d’une réflexion sur la déontologie du journalisme.
Il semble difficile de discuter de déontologie sans les représentants des organisations qui organisent matériellement l’exercice du journalisme. Les éditeurs choisissent la ligne éditoriale et le modèle économique du média qu’ils dirigent. Ils doivent créer les conditions nécessaires à un exercice du journalisme respectant ses normes déontologiques.
Contexte souhaite, par son adhésion, encourager ce mouvement collectif vers la création d’une autorité morale en matière de déontologie journalistique. Nous ne pouvons bien sûr préjuger à l’avance de la qualité du travail qui sera effectué par le CDJM. Notre adhésion n’est pas un blanc-seing donné au CDJM et à ses décisions futures, et nous la réévaluerons dans un an.
Nous continuerons par ailleurs à décider de nos propres normes déontologiques, qui resteront plus exigeantes que le minimum exigible sur lequel statuera le CDJM. Notre charte de déontologie garde toute son utilité pour permettre à nos lecteurs de connaître les principes auxquels nous nous astreignons. Comme celui de déclarer non seulement les intérêts de tous nos journalistes et dirigeants, mais aussi ceux de l’entreprise elle-même.
Il existe une centaine de conseils de déontologie journalistique, ou conseils de presse, dans le monde. En Europe, 18 pays en possèdent un. Une association les rassemble, l’Alliance des conseils de presse indépendants européens. Certains, comme en Suède, opèrent depuis plus de 100 ans. De nombreuses institutions internationales les recommande depuis des décennies, comme le Conseil de l’Europe, l’Unesco, ou l’OSCE, qui a publié un guide fourni et clair sur le sujet. La France, qui n’avait jusqu’à présent pas de Conseil de déontologie journalistique, apparaît comme une anomalie.
L’ambition du CDJM est de n’avoir aucune subvention, avec un budget qui dépendra entièrement des cotisations de ses membres, principalement les médias. Les statuts autorisent cependant les subventions, qui pourraient être nécessaires pour les débuts du CDJM. Subvention ne signifie pas automatiquement dépendance, et il appartiendra au CDJM de se rendre indépendant de l’État en particulier et des pouvoirs publics en général. Si cette indépendance n’est pas concrète, le CDJM n’a plus aucun sens.
Le droit de la presse peut sanctionner certains manquements déontologiques, mais de nombreux sujets restent en dehors de son périmètre (et c’est heureux) : gestion des conflits d’intérêts, usage de méthodes déloyales, non-protection de personnes vulnérables, etc.
Par ailleurs, la justice obéit à des règles formelles très codifiées, notamment en ce qui concerne la loi sur la liberté de la presse de 1881 qui impose un strict formalisme des plaintes ou des délais de prescription particulièrement courts. Ce cadre peut empêcher l’évaluation déontologique des pratiques journalistiques incriminées, en rejetant des plaintes pour des raisons formelles.
Enfin et surtout, la justice applique une norme légale décidée par le législateur. Demander à la justice de s’occuper de déontologie journalistique, c’est faire porter un immense risque sur la liberté de la presse. Mieux vaut l’auto-régulation !
Se développe depuis une trentaine d’années, partout dans le monde, une nouvelle couche intermédiaire de résolution de conflits, gratuite et sans pouvoir de sanction. Les ombudsmän (venus également de Suède), qu’on appelle chez nous médiateurs ou défenseurs des droits, fleurissent parce qu’ils ont fait la preuve de leur efficacité pour régler des différends entre usagers et institutions.
Ces ombudsmän sont appréciés notamment parce qu’ils donnent aux moins fortunés une manière de résoudre un conflit avec une institution. En effet, porter plainte en justice en matière de presse est coûteux. Cela n’empêche pas certains justiciables qui en ont les moyens d’en abuser, avec des procès-baillons. Mais cela retient certainement des justiciables qui peuvent moins se le permettre financièrement.
Oui, il est très probable que le CDJM soit saisi de nombreuses plaintes illégitimes de ceux que le travail indépendant des journalistes dérange. Porter le discrédit sur celui qui vous nuit est une manœuvre habituelle. Il ne faudrait pas ajouter à l’arc des critiques intéressés une flèche supplémentaire.
Mais ces flèches se retourneront contre leurs auteurs. Le CDJM apportera aux journaux injustement calomniés le crédit déontologique d’un tiers neutre. La publicité qui sera donnée aux saisines évaluées comme sans objet limitera l’ardeur des manipulateurs.
Le CDJM opérera comme un filtre. À la lumière du fonctionnement d’autres Conseils de déontologie, l’immense majorité des demandes seront traitées sans impliquer le média incriminé, parce qu’elles seront hors sujet, ou parce que l’instruction n’aura pas besoin de communiquer avec le média.
Oui, pour un certain nombre de demandes, qui seront sélectionnées comme valables, le CDJM communiquera avec des journalistes. Mais ce travail d’explication de ses pratiques est loin d’être une perte de temps. Il permettra de régler des conflits qui pourraient sinon dégénérer sur la voie judiciaire ou, pire, en déversement public de haine du journalisme.
Le CDJM rendra un service aux médias, en filtrant pour eux les demandes hors sujet, en instruisant les dossiers, en organisant les délibérations. Autant de temps gagné.
Ces “vrais problèmes” peuvent être, selon les interlocuteurs :
Non, effectivement. Le CDJM n’est pas une réponse à tous les problèmes.
C’est un vrai risque. Mais pas une raison de ne pas essayer.
L’expérience d’autres pays montre effectivement que l’impact d’un Conseil de déontologie journalistique est directement corrélé à son degré de notoriété auprès du public. Ce sera donc un défi pour le CDJM de se faire connaître. Difficile, mais pas impossible, puisque cela fonctionne ailleurs. Et, à nouveau, ce n’est pas une raison de ne pas essayer.